Article LEMONDE.FR | 15.11.11 | 21h19 • Mis à jour le 16.11.11 | 09h30
Pensez-vous sérieusement que le sashimi que vous vous apprêtez à déguster est l’un de ces fiers saumons qui remontent jusqu’au lieu de sa naissance pour y mourir ? Vous ne croyez tout de même pas que ce filet sans arêtes, que vous venez d’acheter dans sa barquette, a autrefois frétillé avec ses congénères tilapias dans l’eau saumâtre de l’embouchure d’un fleuve ?
A partir de 2012, selon les prévisions de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), qui vient de publier un rapport (Pdf) sur le sujet, un poisson sur deux consommé dans le monde sera un poisson d’élevage. Votre saumon, plus pâle (et moins goûtu) que son lointain cousin sauvage du Pacifique, a de très fortes chances de venir d’une ferme, probablement norvégienne. Quant au tilapia – un poisson dont l’élevage est l’un des plus répandus sur la planète –, il ne connaît guère l’Afrique, sa terre d’origine, et a probablement vu le jour où il a fini : en Chine.
SUSHIS, SAUMONS, CREVETTES…
Après la révolution de l’élevage au néolithique, la mondialisation de l’aquaculture est en marche, et l’un des plus vieux métiers du monde, la pêche, s’interroge sur son modèle. Tandis que la production issue de la pêche, confrontée à la raréfaction de certaines espèces et aux quotas, stagne depuis le milieu des années 1980, la pisciculture progresse à un rythme effréné (+ 8,3 % par an). L’élevage a fourni 45,6 % de la consommation mondiale en 2008 et devrait dépasser les 50 % dès l’an prochain.
L’essor de la pisciculture s’est accompagné d’une forte hausse de la consommation mondiale de poisson.AFP/YOSHIKAZU TSUNO
Cet essor s’explique par les préoccupations diététiques des pays les plus avancés et l’occidentalisation des modes alimentaires des pays émergents, qui stimule la demande. L’engouement pour les sushis, le succès de poissons comme le tilapia ou le panga, la passion des consommateurs pour le saumon, dont la demande augmente de 6 % par an, et l’explosion de la crevette d’élevage en Asie tirent aujourd’hui la croissance de ce secteur.
LA CHINE, PREMIER « FABRICANT » DE POISSONS
« L’aquaculture est la source de protéines animales qui connaît la plus forte croissance à l’échelle mondiale », souligne la FAO, qui n’y voit d’ailleurs que des bienfaits : du fait de sa croissance, l’élevage de poissons a « nettement contribué à l’atténuation de la pauvreté et à l’amélioration de la sécurité alimentaire dans de nombreuses parties du monde ».
De fait, la contribution du poisson à l’alimentation atteint un niveau sans précédent (17 kilos par habitant) et assure au moins 15 % des besoins moyens en protéines animales de plus de 3 milliards de personnes.
Cette véritable révolution dans l’alimentation mondiale est en grande partie animée par l’Asie (88,4 % de la production mondiale), et en particulier par la Chine :
L’Asie produit près de 90% des poissons d’élevage du monde.Le Monde.fr
Plus gros producteur mondial de poissons d’élevage, l’empire du Milieu en est également le principal client. 80,2 % des poissons consommés en Chine sont issus de la pisciculture, contre seulement 23,6 % en 1970. Dans le reste du monde, la proportion, bien que plus faible, est en forte progression (26,6 % contre seulement 4,8 % en 1970).
LES POISSONS MANGENT… DES POISSONS
Mais l’homme ne s’est pas encore entièrement affranchi de la mer, car les poissons d’élevage se nourrissent pour partie de farine et d’huile de poissons issus… de la pêche.
>> Lire : « Que mangent les poissons que l’on mange ?«
La pisciculture, souvent présentée comme une solution idéale à la surpêche, pèse en effet lourdement sur les ressources halieutiques. Sur les 90 millions de tonnes de poissons pêchés chaque année, près du quart sert à nourrir d’autres poissons ou animaux d’élevage. C’est ce qu’on appelle la pêche minotière. Les poissons pélagiques (anchois, merlans bleus, sardines, maquereaux, harengs et autres chinchards), déjà pourchassés en haute mer par les grands poissons, finissent aussi dans les enclos des fermes. Ce poisson-fourrage est aujourd’hui menacé par la surpêche, comme en témoigne la disparition des sardines de Californie dans les années 1950.
Un saumon d’Atlantique dans une ferme américaine. Il appartient à une espèce différente du plus prisé des saumons, le saumon sauvage du Pacifique.AFP/WILLIAM W. HARTLEY
Le problème des éleveurs et des scientifiques est que nombre de poissons d’élevage ont des besoins en protéines dignes des plus grands prédateurs. Les poissons marins réclament un apport quotidien d’environ 50 % de protéines, 35 à 40 % pour les salmonidés, plus de 30 % pour les carpes et autres tilapias. A titre de comparaison, les besoins d’une poule n’atteignent pas 15 %. Pour préserver les stocks de poissons pélagiques, il s’agit donc de convaincre le saumon, ce grand carnivore, de troquer la sardine contre du gluten de blé.
Françoise Médale, directrice de l’unité de recherche sur la nutrition des poissons à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), y travaille. « Il y a eu une prise de conscience et la pêche minotière est stable depuis 20 ans, explique-t-elle. La part des farines de poisson a progressivement baissé au profit d’extraits végétaux (gluten de blé, concentrés protéiques de colza ou de soja…). La farine et l’huile de poisson ne représentent aujourd’hui plus que 30 % de l’alimentation des poissons du haut de la chaîne trophique [les carnivores] et 5 % des poissons blancs comme le tilapia ou la carpe ».
Une ferme de tilapia au Honduras.AFP/HO
Ces deux derniers étaient herbivores avant que l’homme ne se mêle de leur préférence alimentaire. Ils devraient donc sans trop protester pouvoir revenir à un menu végétarien. Pour les carnivores, la tâche se révèle plus ardue. « Nous n’avons pas encore réussi à rendre un salmonidé ou un poisson d’eau salée complètement végétarien, admet Françoise Médale. On s’oriente aujourd’hui vers la piste génétique, car des individus d’une même espèce, voire au sein d’une même famille, sont plus ou moins carnivores ».
Le saumon devra faire sa révolution génétique pour permettre à son principal prédateur, l’homme, d’accomplir sa deuxième « révolution du néolithique ».
Soren Seelow